BONJOUR à tous, je m’appelle Jules, dix-neuf ans. J’ai l’embonpoint de Djôzef et la haute taille de Françwès, vous savez, ces deux zozos de légende qui bavardent depuis près de vingt ans sur la place d’Armes de Namur, à côté de la cage où ils ont enfermé leurs escargots, trop rapides pour eux. Il paraît que j’ai leur caractère, paisible et gentil, naïf aussi, je ne vois pas venir le danger mais balèze comme je suis, personne n’a trop envie de me chercher des noises.
Je n’ai guère fait d’études, aucune école n’a voulu me garder, j’étais atteint d’une pathologie déclarée incurable. Le prof avait à peine commencé à parler qu’un voile opaque s’abattait sur moi, je perdais conscience et je m’affalais sur ma table, saisi d’un sommeil profond qui pouvait durer des heures, rien ni personne ne pouvait m’en tirer, hormis mon estomac. Je me réveillais à l’heure du repas ou de la collation, que je passais chez le préfet de discipline. Comme j’étais un élève calme et docile, on a préféré le traitement à la punition. Mais quel traitement ?
Apprendre à connaître ton pays, c’est apprendre à te connaître toi-même. Mais pour ça il te faut du temps, l’avion, l’auto et le vélo, c’est trop rapide et la marche, ça risque de te décourager. L’idéal pour toi, c’est le bateau. J’ai eu l’idée quand mon frère Eugène, qui n’y voit plus goutte, m’a annoncé avec la larme à l’oeil qu’il ne naviguerait plus. Son bateau, tu te rappelles son joli bateau si pimpant ? Tu y as passé des heures quand tu étais petit! Evidemment que je me rappelais, c’était la récompense suprême après une interminable semaine d’école, la lumière entre deux tunnels, je pouvais, sous la houlette du grandoncle, diriger le bateau et le ruban vert de la Meuse se déroulait pendant des heures sous mon regard attentif. Parce que là, Dédée avait dû s’en souvenir, je faisais preuve de mémoire, d’adresse et d’ingéniosité, le vieux n’en revenait pas. Je te passerai la barre quand tu seras grand, disait-il avec un sérieux de prophète.
– Tu as toujours aimé ça, les bateaux, a repris Dédée, ta baignoire de bébé en était déjà pleine. Celui d’Eugène n’attend que toi, il est mal en point et gémit d’un peu partout mais tes bras ne manquent pas d’huile. Rends-lui la vie et pars. J’ai lu les récits de grands aventuriers qui ont descendu ou remonté le Congo, l’Amazone, le Saint-Laurent. Toi, tu vas suivre la Meuse, c’est le plus vieux fleuve du monde, et l’artère vitale de ton coin de terre, facilement navigable avec un minimum d’initiation. Chemin faisant, tu écriras tes aventures, que je lirai au coin du feu.
Sur le moment, je me suis dit que ma grand-mère givrait complètement.